Je suis compliqué.
C’est simple à comprendre.
Je ne sais pas dire “ce petit restaurant est agréable”.
Il faut que je développe…
“Tu vois, ce serait un petit restaurant comme celui-ci mais avec des chambres au- dessus.
Des chambres avec un papier peint à fleurs, un peu jauni…
Avec du linoléum, aussi, qui imite le parquet.
Un couvre lit rose fuchsia et une photo de la sirène de Copenhague, dans un cadre en bambou, accrochée au mur.
Dans la salle de bain, une goutte d’eau s’échapperait de temps en temps du pommeau de la douche.
Flop ! Flop !
Mais on verrait la mer.
Tu vois, tu nous aurais amenés ici pour que je puisse jouer à l’écrivain.
Pendant quelques jours.
Tu aurais choisi cet hôtel parce que le décor ressemblerait à un début de polar.
Le matin, je te laisserais dormir et je descendrais prendre seul mes quatre premiers cafés serrés.
Le deuxième matin, comme la veille au soir j’aurais fait pote avec le patron, je préparerais dans la cuisine un crumble aux pommes comme dessert du jour.
(Alors évidemment, arrivé là, je ne vais pas passer sous silence « ma » recette du crumble aux pommes : canelle, raisins secs, amandes…)
Le patron t’en servirait une part toute chaude pour ton petit-déjeuner.
Avec un vrai jus d’orange.
Comme tu serais mal réveillée, tu sourirais juste un peu, silencieusement, des yeux, pour me dire merci.
Un sourire bouleversant d’intimité, parce que tu ne serais pas encore maquillée. »
Tout ça pour dire « ce petit restaurant est agréable ».
Ce n’est pas compliqué.
Quand ? Pourquoi ? Comment ?
Quand ? Pourquoi ? Comment ai-je commencé à écrire ?
La Renaissance a-t-elle vraiment commencé ce jour de 1453 où les Turcs ont détruit la bibliothèque de Constantinople ?
Une femme a-t-elle dit à son mari, un matin au réveil : « tu sais chéri, les Turcs ont détruit la bibliothèque de Constantinople la semaine dernière. La voisine me l’a dit. Ca y est, c’est fini le Moyen-Age, on est entrés dans la Renaissance ! » ?
Ou était-ce plus tôt, un jour de 1415 lorsque les Portugais posèrent les premières pierres de leur empire en abattant une à une celles de Ceuta ?
Ou, plus tard, un jour de 1492 lorsque les rois catholiques entrèrent dans Grenade ?
Quelle sera la date anniversaire de ma Reconquista ?
D’ailleurs, ai-je vraiment commencé à écrire « un jour » ? « Pourquoi je ne suis pas Tonino Benacquista ? ».
Je pose la question à ma fille.
Nous dînons au soleil, dans le jardin familial d’une petite crêperie de faubourg.
« Parce que tu ne t’en donnes pas les moyens, papa. »
D’une phrase, elle vient de me rembourser tout l’amour que je lui ai, tant bien que mal, donné jusqu’à cette soirée.
A son tour, elle me lance dans la vie.
Nous sommes quittes.
Est-ce ce soir-là, le début ma renaissance ?
Ecrire, c’est vivre au second degré.
J’enviais la vie de Tonino Benacquista.
Ecrire des nouvelles sans cesse nouvelles.
Passer d’un roman à un autre…
Chaque fois changer d’univers…
Vivre des mois avec des personnages : Fred et Maggie, Antonio et Opportune…
Et peut-être écraser une larme en tapant sur le clavier de mon mac les trois petites étoiles qui signifient que la nouvelle est finie, le roman achevé ?
(J’espère que Tonino Benacquista a un mac. Si ce n’est pas le cas, je vous en supplie, épargnez-moi, ne m’en dites rien !)
Ecrire un scénario pour Lucky Luke, parce qu’enfant je capturais Billy the Kid et réconciliait les rivaux de Painful Gulch.
Raconter mon aventure à moi du lonesone cow-boy. La voir se déployer en images. Et puis, ranger l’album parmi les autres, sur l’étagère.
Ecrire un scénario pour un film… Et puis, aller le voir au cinéma et guetter les réactions de mes voisins lorsqu’ils se lèvent et se dirigent vers la sortie.
Etre illustré par Tardi dans un roman qui ressemble à un gros carnet de voyage. Et puis aller tourner autour des jeunes femmes qui en feuillettent avec attention un exemplaire à la FNAC.
Ce soir-là, ce n’était pas l’écriture qui me manquait, mais la vie qui va avec.
Jouer à l’écrivain sur Abbey Road en allumant une Camel (paquet souple).
Raconter la drôle d’idée qui m’était passée par la tête en écoutant mon horoscope dans la voiture et m’autoriser alors les plus sublimes, catastrophiques, stupides ou romantiques des coups de foudre.
Me venger des mecs en costard cravate en multipliant sous les pas de ma victime expiatoire plus de râteaux qu’aucun Jardiland ne pourra jamais en vendre en période de chute des feuilles.
Vivre de miel et de bière, entouré de femmes inconséquentes.
Tomber amoureux d’une sirène experte en sms, en sortir miraculeusement indemne.
Rencontrer enfin cette petite fille qui n’a existé qu’en images et dont je suis pourtant éperdument amoureux.
Ecrire, c’est vivre au second degré. C’est simple.
Ecrire, c’est aussi passer des journées, des nuits, en garde à vue.
Gardé à vue par les disparues, les envolées, les absentes.
Ecrire c’est revivre tous ses naufrages.
Transformer ces naufrages en histoires, certes, pour le plaisir d’écrire et, peut-être, d’être lu, mais les revivre, quand même…
« J’ai envie de changer le titre de mon recueil…
– Tu vois quoi ?
– « Même pas mal ».
– Non, tu ne peux pas prendre ce titre. Ce n’est même pas vrai. »
Alors, je garde le titre.
C’est plus simple.
* * *