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Les chagrins d’amour finissent bien, en général

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Prenons un écrivain. A l’instant même, il achève une nouvelle, complexe à concevoir et à écrire, qui lui a demandé des semaines et des semaines de travail. Cet écrivain hésite longuement devant le choix des mots ; il aime fureter, fouiner, farfouiller. Il s’applique, tout autant, à confectionner, désosser puis recoudre les phrases jusqu’à ce que leur rythme le satisfasse lorsqu’il lit la nouvelle à voix haute ; il aime sculpter, ciseler, polir. En résumé, il aime écrire. Parfois, et ce fut le cas pour cette dernière nouvelle, bâtir et soutenir la cohérence de l’histoire tout au long de son développement, semer des indices pour aboutir à une chute aussi cohérente que surprenante, tout cela lui gâche quelque peu son plaisir d’écrire. Comme chez un enfant gribouillant gaiement, de tous les crayons de couleur de sa boîte, qu’un adulte rappellerait sèchement à l’ordre en lui signifiant que son dessin n’est pas ressemblant ou qu’il est sorti du cadre. Cet écrivain s’est contraint, alliant logique et bon sens, à créer des rebondissements et semer des indices permettant à l’histoire de « tenir debout ». S’obligeant à charpenter, étayer, il cessait, par moments, à contrecœur, de laisser filer devant lui mots et idées ; ces haltes, suspendant, parfois même rompant, le fil de l’inspiration, lui ont été aussi ennuyeuses que l’attente d’une correspondance dans une gare de rase campagne normande. En franchissant la porte étroite menant de son cerveau droit à son cerveau gauche, il s’est cogné le front au linteau ; il en a gardé pendant plusieurs jours un mal de tête persistant. Cet écrivain en vient même à se dire qu’il devrait se consacrer à des biographies de célébrités incapables, ou ne trouvant pas le temps, soyons indulgents, d’aligner deux lignes. Des chanteurs, des sportifs, des stars de la téléréalité. Ils lui fourniraient l’histoire, il l’écrirait et peut-être même se laisserait-il aller à romancer quelques passages à son gré, toujours à l’avantage de son client et pour le plaisir de son lecteur. Certes, son nom ne serait pas sur la couverture, il ne serait pas invité à la télévision pour la promotion de l’ouvrage, mais il aurait connu le plaisir d’écrire, juste ce plaisir-là, pleinement. Ecrire, nonchalant et frétillant à la fois, entre une tasse de café, une cigarette, une sieste, un yaourt à la fraise. Voici dans quel état d’esprit, sa nouvelle terminée, bien qu’il soit plutôt satisfait du résultat, se trouve notre écrivain. Si le désir d’écrire persiste en lui, malgré l’asthénie due au travail fourni, c’est un désir d’écrire avec légèreté, sans souci du jugement de quiconque, comme peindre une aquarelle devant un coucher de soleil sur la mer après avoir achevé la fresque du hall d’entrée d’un bâtiment public. Ecrire au fil de son inspiration en « laissant sa plume glisser sur le papier », disons plutôt, en ce qui le concerne, en « laissant ses doigts courir sur le clavier ». Oui, il aspire à l’écriture d’une histoire simple, naïve, presque ordinaire, dans laquelle tout s’enchaîne naturellement jusqu’à une happy end requérant un Kleenex. De cette histoire, il serait autant auteur que lecteur. Il en viendrait presque à rêver de rejoindre l’équipe de scénaristes de Plus Belle la Vie ou de signer un contrat pour la collection Harlequin. A ce moment-là, oui, voici ce dont il rêve sincèrement. 

En fait, notre écrivain doit en convenir, bien que cela puisse blesser son ego ou égratigner son image dans son entourage comme chez ses lecteurs, il souhaite écrire une romance. Une romance, tout simplement. Une romance semblable à celles qu’il regarde en streaming le soir, dans son lit, sur son iPad, afin que le sommeil l’emporte par les rues de Paris ou de Manhattan. Deux inconnus se croisent au Starbucks du coin. L’un renverse son café sur le trench-coat de l’autre. Ou alors, ils se bousculent à la caisse d’un grand magasin la veille de Noël et échangent malencontreusement leurs paquets-cadeaux. Ou encore l’un tient une boutique, qu’importe : librairie, pâtisserie… dans laquelle l’autre entre par hasard. La romance, comme le conte de fées, se calque sur des modèles bien identifiés avec des personnages, des lieux, des événements initiaux et des rebondissements conduisant à une chute finale tellement prévisible qu’il serait presque inadapté de parler de chute. L’écrivain devient alors un tailleur s’attachant à suivre un patron mais choisissant librement le tissu et les boutons. Malgré la stéréotypie de l’histoire, le plaisir est toujours au rendez-vous ; ce plaisir pur, pour peu qu’on le cache, adoucit la honte éprouvée à consacrer de son temps à lire, écrire ou regarder, des romances, de bêtes romances, des romances bébêtes. Qui avouerait passer des heures devant des comédies de Noël vertes et rouges sur fond de grelots ? Notre écrivain s’abandonnerait bien à suivre un de ces patrons : un homme, une femme que tout oppose au premier abord. Ce sont les deux moitiés d’une même orange, mais lors de leur première rencontre, ils ne voient que des différences entre eux : une moitié production bio, une moitié production industrielle. Ils s’ignorent ou ils se confrontent, selon les variétés offertes pour le patron choisi. Cependant, immanquablement, le destin va les conduire à se croiser à nouveau, puis à se découvrir, se comprendre, s’apprécier. Finalement, à s’aimer. Il est riche, elle est pauvre ; patron : le prince, charmant, et la bergère. En variété contemporaine : le promoteur immobilier rénovant le quartier et la petite fleuriste dont la boutique va être rasée. L’écrivain pourrait choisir d’autres patrons. Patron des couloirs du temps, par exemple. Que ce soit l’histoire d’un chevalier et de son serviteur qu’un mauvais filtre projette du Moyen-Âge à notre époque, ou celle de deux quadragénaires qu’une chute dans l’escalier renvoie à la veille des épreuves de leur bac. Patron des univers parallèles qui plonge le personnage, marionnette déroutée, au cœur d’un monde dans lequel Johnny Hallyday n’est que Jean-Philippe Smet ou dans lequel les Beatles n’ont jamais existé. S’il faisait ce choix, notre écrivain devrait quand même se documenter sur les différentes époques, s’assurer de l’exactitude de multiples détails tant pour éviter l’anachronisme que pour assurer la cohérence de l’histoire. Cette recherche, qui pourrait l’amuser, l’emprisonnerait néanmoins dans des contraintes dont la romance pure, avec son décor familier de bord de mer, de village ou de centre-ville, éloigne avec bonheur. Si notre écrivain opte pour le patron romance pure, il n’y ajoutera pas le moindre soupçon de drame : ni accident de voiture, ni catastrophe naturelle, ni foudroyante maladie coupant net la route enchantée ouverte par la rencontre. Du bonheur, uniquement du bonheur, émergeant finalement des quiproquos, mésententes, frictions. Ayant surmonté toutes les embûches semées sous les pas de leur idylle naissante, l’homme et la femme embarqueront pour Cythère où ils couleront des jours heureux.

Pour entrer sans plus tarder dans la rédaction de sa romance, il suffit maintenant que notre écrivain choisisse le tissu qu’il découpera en suivant les contours du patron. Un ami du temps du lycée, Max Thorat, lui a donné quelques conseils, heureux de pouvoir briller auprès d’un pair édité à compte d’éditeur. Depuis des années, Max Thorat nourrit sans succès le projet de devenir écrivain. Sans succès car, s’il se présente sans vergogne comme écrivain, il n’a encore rien écrit ; c’est qu’il n’a rien à écrire : rien dans sa vie, rien dans son esprit, rien chez ses amis. Alors, il recherche une inspiration de seconde main dans des images qui s’offrent à lui. La couverture d’un magazine de faits divers sordides et crapuleux pourrait, espère-t-il, proposer une bonne piste pour un polar, celle d’un magazine people pour une histoire d’amour. Cartes postales, reproductions de tableaux, vieilles photos de famille : il voit dans ce bric-à-brac, trouvé chez les brocanteurs et entassé dans des boîtes à chaussures, la promesse d’une inspiration enfin au rendez-vous. Cependant, à chaque fois, le rendez-vous s’avère être un lapin posé par François de Sales, saint patron des écrivains. Mais laissons là Max Thorat, nous aurons, je vous le promets, l’occasion de revenir à lui un jour pour comprendre d’où peut lui venir cette ambition, chimérique et naïve à en être touchante et consternante, d’écrire. Voyons pour l’heure comment notre écrivain va tirer profit, dans ce grand moment d’écriture farmientesque, ou famienteuse, selon que vous voudrez y voir une hardie utopie ou une ouateuse procrastination, du conseil de son ami !

Notre écrivain ne lit jamais. Rien. Lorsque son entourage s’étonne de ce comportement, il confesse la peur de découvrir l’histoire qu’il aurait rêvé d’imaginer, la phrase de composer, l’image de dessiner. Il se tient éloigné, s’excuse-t-il, de tout ouvrage qui pourrait lui causer ce regret et ce tourment de ne pas en avoir eu la primeur. En revanche, et par revanche peut-être, il se nourrit, sans crainte ni mesure, de peinture. Goulûment. Presque fiévreusement. Comme un boulimique engloutissant à la chaine boudin noir, macarons aux fraises, truite farcie, kougelhof, il avale Van Eyck, Manet, Pollock, Rubens. Encore un peu de profiteroles ou de tajine, propose le premier ? Plutôt ce reste de Klee, avec cette part de Lichtenstein et un petit morceau de Braque, s’il vous plaît, répond le second. Vous ne pourriez pas aussi me dénicher une lichette de Bouguereau ou de Bouchet, par bonheur ? Si vous lui demandez quels sont, dans cette encyclopédie de l’histoire de la peinture de Lascaux au street art, son époque, son artiste ou son mouvement préféré, il vous dira que tout, vraiment tout, lui plaît. N’abandonnez pas pour autant, insistez ! Il finira par vous confier, réduit à votre merci par votre insistance, qu’un bon tableau est un tableau « qui ne dit pas tout ». On pourrait avoir ce tableau sous les yeux des années durant qu’il ne se livrerait pas. On ne percerait jamais son mystère ; on en frôlerait l’âme sans jamais pouvoir l’enlacer. Là se cache la source de sa passion pour Edward Hopper. 

Devant un tableau de Hopper, notre écrivain reste silencieux, ce qui est rare chez lui, hormis quand il écrit et se mure dans une forteresse de silence, repoussant toute tentative, d’où qu’elle vienne, d’intrusion. Il tente d’attirer l’attention de ces femmes, de capter leur regard. S’il le pouvait, il s’introduirait par effraction dans le tableau et se planterait devant elles. Mais, leur regard lui échappe ; rien ne peut les détacher de cet horizon qu’elles fixent par la fenêtre. Silencieuses, elles se perdent à s’y fondre dans on ne sait quelle pensée, quel souvenir, quel espoir, quel chagrin. Quel vide aussi, peut-être ? L’incapacité d’obtenir une réponse, faute du moindre indice jusque dans le titre du tableau qui amplifie le non-dit, entraîne notre écrivain dans une inflation d’interprétations plausibles ou incongrues. Cette énigmatique banalité, dont il tente en vain de lever le mystère et percer le sens, le capte, le subjugue et l’envoûte.

Cette femme, sortant de la salle de bain, une serviette blanche à la main, s’interroge-t-elle sur le temps qu’il va faire aujourd’hui et la tenue qu’elle doit, en conséquence, revêtir ? Peut-être se décidera-t-elle pour une robe rouge ; est-ce elle qu’on distinguera, plus tard, accoudée au comptoir, dans la lumière blafarde d’un bar de nuit ?

Cette-ci, assise sur le bord du lit, en caraco rouge, que lit-elle avec tant d’attention ? Lettre de rupture ? Déclaration glissée sous sa porte pendant la nuit ? Ou simplement la liste des to do de la journée qui l’attend ?

Cette autre, encore en nuisette rouge, sur son lit, fixant le ciel par la fenêtre, s’étonne-t-elle, alertée par le bruit assourdissant, de cet avion qui frôle les tours de Manhattan ?

L’écrivain pourrait tout aussi bien se demander à quoi jouent Gabrielle d’Estrées et sa sœur dans leur bain, pourquoi cette odalisque s’est mollement retournée vers lui, comment va se terminer ce déjeuner sur l’herbe. Non ! Alors, est-il irrésistiblement attiré, tout simplement attiré, par les chambres des hôtels américains des années 50 dont les fenêtres plongent sur des paysages d’avenues et de gratte-ciel, par les femmes rousses en rouge dans ces chambres d’hôtel et les bars de nuit ? Allez savoir et, comme lui devant ces femmes, contentons-nous des questions et faisons avec ! 

Voici donc notre écrivain, tel un chien de chasse, zigzaguant entre les bosquets de Pinterest, reniflant bruyamment, grattant fébrilement ; il cherche le terrier dans lequel s’engouffrer à la poursuite de l’idée inspirante, de la muse rousse en robe rouge. Si aucune des neuf muses de l’Antiquité n’est celle de la romance, alors créons-la, librement, rousse et en robe rouge ! Quel terrier va-t-il choisir ? Morning sunMorning in a cityHôtel roomNighthawks ? Que préférera-t-il pour ouvrir sa romance : la cohue matinale d’un trottoir ou le dernier verre au comptoir, tard dans la nuit ? Soudain, le chien de chasse se fige : il a trouvé ! Une image aux lignes claires, aux aplats de couleurs. Quelque chose dans cette image évoquerait Hopper, ou les dessins de Rockwell, mais elle n’est pas de lui ; c’est l’œuvre d’un graphiste pour une couverture du New Yorker. La scène se passe donc à New York, lieu de romance idéal, tout au moins pour qui s’est nourri de romances sur Netflix. Un immeuble de la fin du XIXème siècle, dont la façade en pierres et la structure de fonte allient modernité de l’époque et respect des traditions urbaines. Une façade rythmée par les baies des appartements qui ouvrent sur la rue. Au rez-de-chaussée, une librairie à la devanture en bois qui a échappé aux ravages de la modernité. Une femme, jeune, est descendue ouvrir au livreur qui a sonné chez elle. Il lui tend un carton. Au moment de le saisir, elle perçoit, à sa gauche, une présence. Elle tourne la tête dans cette direction. C’est le libraire qui ferme la porte de son magasin. Lui aussi a senti la présence de la femme ; il s’immobilise. Lui aussi tourne la tête vers elle ; il la regarde. Elle le regarde. Ils se regardent. Le temps est suspendu. Nous retenons notre souffle. Les bruits de la rue et du ciel se sont tus. C’est tout. Un arrêt sur image. Comme devant un tableau de Hopper, notre écrivain est confronté à l’énigme d’un instant statufié du quotidien ordinaire. Quelle histoire se niche derrière cet échange de regards ? Une histoire qu’il ouvre ou une histoire qu’il referme ?

Equilibriste sur le fil invisible reliant le regard du libraire et celui de sa voisine, notre écrivain se plonge dans l’écriture de la romance. Ce n’est pas encore le texte, que nous découvrirons plus tard, qui lui vient. Ce ne sont d’abord que des cailloux, de gros cailloux, presque de petits rochers, émergeant de l’eau comme ceux permettant de franchir, non sans risques, un gué ; pour l’écrivain, ce gué conduit du premier mot au dernier. Sur chacun de ces cailloux, il doit savoir se maintenir en équilibre, repérer d’un rapide coup d’œil les suivants à sa portée, choisir le bon, ou tout au moins en choisir un qui se présente comme une étape possible, puis y parvenir d’une enjambée ou d’un petit bond au risque de chuter dans l’eau froide. Parfois, il lui faut rebrousser chemin car l’équilibre se révèle trop instable, le caillou trop glissant, ceci afin de repartir d’un pied plus assuré. La démarche est hésitante, instable, risquée, mais il faut avancer pour rester en équilibre. Alors, notre écrivain avance en jetant les cailloux en même temps qu’il prend appui sur eux.

Elle sort de la douche, enfile un tee-shirt blanc, un jeans sans formes, des ballerines marron.

La tenue d’une célibataire bien décidée à passer sa soirée sur le canapé devant la télé.

L’appartement commence à prendre tournure. Les cartons sont vidés et pliés, les cadres accrochés aux murs et les lustres aux plafonds. Il reste à acheter des rideaux aux dimensions des fenêtres et à les suspendre aux tringles déjà posées. Elle le fera demain.

On sonne à l’interphone. Déjà le livreur de pizzas !

Elle a commandé une Vezuvio, une part de cheese cake, coulis fraise, une canette de Coca Cola light.

Elle lui répond qu’elle descend.

Lorsqu’elle ouvre la porte en bas de l’escalier, le livreur se tient sur le trottoir avec la même raideur qu’un Horse Guard. Une chemisette à manches courtes, un bermuda, de grosses chaussures d’où émergent des chaussettes de laine, il ressemble, dans cet uniforme marron, à un park ranger.

Il lui tend le carton, à deux mains. A deux mains, comme leur a demandé de le faire le manager du restaurant. « A une main, vous tendez le carton pour vous en débarrasser. A deux mains, vous l’offrez, avait-il précisé sur un ton docte. Cela donne, pour le client, de la valeur à son achat. »

S’apprêtant à se saisir du carton, elle perçoit une présence, soudaine et feutrée à la fois, qui est apparue sur sa gauche.

Elle tourne la tête.

C’est un homme sortant à reculons de la librairie qui jouxte l’entrée de son immeuble. Il s’agit du libraire et non d’un client, aucun doute puisqu’il referme la porte en la tirant vers lui et engage la clé dans la serrure. Il vérifie que le pêne est bien enclenché dans la gâche en secouant trois fois la porte. Peut-être est-il sujet aux tocs ?

Il est vêtu d’une chemise, dont la couleur hésite entre vert et bleu, flottant sur son pantalon. Il porte des lunettes à fine monture en acier. Elle trouve qu’il ressemble à un étudiant dont les études n’en finissent pas. La trentaine, visiblement, mais une trentaine de pelouse de campus. Une de ces silhouettes qu’elle croisait dans les rayons de la bibliothèque de son université, à Chapel Hill, du côté des ouvrages d’ethnologie.

Il a perçu, lui aussi, la présence de la femme. Il tourne la tête vers elle et la regarde à son tour. Voici donc la nouvelle voisine, se dit-il, qui remplace Mr Morehead parti le mois dernier prendre sa retraite dans l’Oregon.

Leurs regards se rencontrent, s’accrochent, s’ancrent.

Elle lui sourit.

Lui sourit-elle ?

Peut-être.

Si ! Disons si !

Elle lui sourit.

Il lui sourit à son tour.

En équilibre sur son caillou, l’écrivain en reste, pour l’instant, sur cet échange de sourires ; pour l’instant, car le livreur est là, d’autres clients l’attendent et il ne faudrait pas que les pizzas refroidissent.

Alors, elle se saisit du carton, glisse un pourboire dans la main du livreur, il la remercie. Le libraire disparaît déjà au coin de la rue.

Soirée de célibataire pour cette femme, pizza et canapé, devant une romance américaine sur Netflix. Le film prend des airs de mise en abyme d’une histoire s’ouvrant peut-être pour elle. Pour eux.

En tout cas, elle y songe, en souriant.

Demain, elle ira faire un tour dans cette librairie.

Mais, l’écrivain, sur son caillou, se dit : peut-être que, et si…

Il hésite, encore indécis, perplexe.

Il est toujours temps pour lui d’aller renifler l’entrée d’un autre terrier.

Un instant, il oscille. Il chancelle.

Son équilibre est incertain.

Alors, il cède au doute, il revient un caillou en arrière.

Elle sort de la douche, enfile un tee-shirt blanc, un jeans sans formes, des ballerines marron.

La tenue d’une célibataire bien décidée à passer sa journée à explorer son nouveau quartier. Et à en profiter pour acheter des rideaux.

Sur le pas de la porte de l’immeuble, elle hésite.

Prendre à gauche ?

Prendre à droite ?

A gauche, elle remarque la vitrine d’une librairie. 

Il est rare, se dit-elle, d’avoir un libraire pour voisin. Dans une vie de quartier, on imagine plus volontiers un épicier ouvert tard la nuit, une boulangère s’enorgueillissant de ses cupcakes, un coiffeur se rebaptisant visagiste. La façade d’une librairie confère une autre image à un quartier, sa présence une autre représentation de ses habitants et de leur vie.

Alors, elle fait deux pas à gauche, s’arrête devant la vitrine, parcourt du regard les titres des ouvrages exposés. Tous ont pour point commun New York, souvent Manhattan. Romans, livres de photos sur l’histoire ou l’architecture, sur des peintres ou musiciens emblématiques. Un album des couvertures du New Yorker. Bien sûr, une photo de Woody Allen et de la silhouette de Humphrey Bogart dans Tombe les filles et tais-toi, l’affiche d’Annie Hall et le DVD de Manhattan ! Des guides, aussi bien culturels que gastronomiques. Il lui faudrait un guide pour mieux explorer sa nouvelle ville, en devenir une véritable habitante, pouvoir la faire visiter un jour à ses amies de Wilmington.

Elle pousse la porte.

La librairie sent bon l’encaustique et le thé au jasmin. Lumière douce. Sydney Bechet joue Si tu vois ma mère. Sur les murs, elle reconnaît des œuvres de ce dessinateur français, Jean-Jacques Sempé.

Le libraire lève le nez de son iMac vers la femme annoncée par le petit carillon tibétain suspendu au-dessus de la porte d’entrée.

Il lui sourit.

Elle lui sourit.

Il est vêtu d’une chemise dont la couleur hésite entre vert et bleu, ouverte sur un tee-shirt orné sur la poitrine d’une reproduction de la pochette d’Abbey Road. Il porte des lunettes à fine monture en acier. Elle trouve qu’il ressemble à un étudiant dont les études n’en finissent pas. La trentaine, visiblement, mais une trentaine de pelouse de campus.

Il lui demande s’il peut l’aider ou s’il la laisse découvrir.

Elle est troublée par la douceur de sa voix.

Je regarde d’abord, dit-elle, mais elle n’ajoute pas quoi.

Il acquiesce d’un sourire entendu.

Elle est troublée par son sourire. 

Elle passe distraitement les étagères en revue, fait le tour des tables des nouveautés en caressant du bout des doigts quelques couvertures, puis revient vers lui : nouvelle dans le quartier, et à New York, elle cherche un guide, murmure-t-elle.

Elle est troublée par le bleu de ses yeux.

Quelle sorte de guide, lui demande-t-il ? Des monuments historiques, des musées et galeries, des restaurants et magasins ? Pour lire chez soi ? Pour emporter partout dans son sac ?

Un peu tout ça à la fois, répond-elle.

Elle est troublée par un rayon de soleil qui se faufile par la vitrine, caresse les cheveux du libraire et les colore d’un reflet roux.

Il l’accompagne vers le rayon, retire des étagères quatre à cinq volumes, lui fait un bref commentaire de chacun. Il lui feuillette quelques pages sous ses yeux.

Elle est troublée par le ballet léger de ses mains.

Il lui conseille le Not for tourist guide to New York city, ou le Secret New York, selon ce qu’elle cherche : bonnes adresses ou lieux mystérieux dont la connaissance est réservée aux initiés.

Elle s’en remet à lui, dit-elle.

Pour elle, en ce moment, l’essentiel n’est pas là.

Elle se décide pour les deux ouvrages. Il calcule le prix de tête, elle confirme le résultat, il glisse les achats dans un petit sac en kraft en ajoutant deux marque-pages, elle lui tend quatre billets de 10 dollars, il lui rend la monnaie. 

Elle lui sourit en partant ; il lui sourit en la regardant partir.

Dans les rues et les magasins de Manhattan, elle chantonne :

Start spreadin’ the news, I’m leavin’ today,

I want to be a part of it,

New York, New York…

Lorsqu’elle rentre chez elle, après une après-midi d’exploration urbaine, et l’achat de ses rideaux, elle commande une Vezuvio, une part de cheese cake, coulis myrtille, une canette de Coca Cola light.

Le livreur arrive rapidement. Il sonne à l’interphone. Elle lui répond qu’elle descend. Lorsqu’elle ouvre la porte en bas de l’escalier, il lui tend le carton, à deux mains.

Elle perçoit une présence à sa gauche.

Ou, espérait-elle une présence à sa gauche ?

C’est le libraire sortant à reculons de la librairie, refermant la porte en la tirant vers lui et engageant la clé dans la serrure. Il vérifie que le pêne est bien enclenché dans la gâche en secouant trois fois la porte. Le buveur de thé au jasmin, aux yeux bleus, serait-il sujet aux tocs, se demande-t-elle ?

Lui aussi a perçu la présence de la femme. Il tourne la tête vers elle et la regarde à son tour.

Il lui sourit.

Elle lui sourit.

Il lui sourit, elle lui sourit, cette fois, plus d’hésitation pour notre écrivain : il peut avancer sur le gué par les cailloux de la liaison.

Sur ce chemin, les premiers cailloux sont stables et il peut avancer sans péril. Chacun de ces cailloux lui est connu : balade dans un parc, dîner dans un petit restaurant, Woody Allen des années 60 dans un cinéma aux fauteuils pourpre comme ceux des cinémas de Hopper, café du matin et tacos du soir… Le tout sur fond de jazz.

Notre écrivain abandonnerait bien là ses personnages, les laissant seuls tout à leur bonheur. Déjà, ce début de romance le comble dans son aspiration au repos littéraire. Mais, l’histoire ne serait-elle pas un peu fade ? En fait, ce ne serait pas une romance qu’il aurait écrite, ce serait plutôt un conte de fées. Le lecteur, ou la lectrice, n’a pas encore touché à la boîte de Kleenex : c’est signe que la romance n’est pas aboutie ; une romance n’est jamais finie tant que la boîte de Kleenex n’est pas vide. Impérativement, entre l’homme et la femme quelque chose doit se fendiller, se fêler, se briser. Elle doit pleurer de déception et de rancœur, gronder de fureur, tonner de rage ; il doit être désemparé, brisé même, devant cette bourrasque subite et incompréhensible qui a tout balayé, tout emporté, de leur jeune histoire. L’un et l’autre doivent dégringoler de leur petit nuage. Un ange passera bien par là pour les cueillir avant qu’ils s’écrasent sur les trottoirs de Manhattan. Notre écrivain y veillera ; si l’écrivain sème le vent, il fait aussi éclore les arcs-en-ciel.

Alors, au risque de se rompre les os en chutant lui aussi, notre écrivain tente un pas de côté, vers un autre caillou.

Elle sort de la douche, enfile un tee-shirt blanc, un jeans sans formes, des ballerines marron.

La tenue d’une célibataire, mais peut-être plus pour longtemps, car la voici célibataire préparant une surprise, café à la main, espresso macchiato dans l’une, espresso con pana dans l’autre, à l’homme de ses rêves que le hasard a posé sur sa route.

Perché sur une jambe, la droite, tel un héron, mais la grâce en moins, notre écrivain se demande sur quel caillou il va poser la gauche. Il lui faut pourtant trouver ce caillou, coûte que coûte. Il est le sel de l’histoire, ce caillou magique qui protège des contes de fées et vide les boites de Kleenex.

Poser le pied sur le caillou de l’ambulance des pompiers en double file devant la librairie, du libraire sur une civière, de la police interrogeant les badauds agglutinés ? Braquage d’une librairie, pourquoi pas puisqu’il n’y a plus de liquide à dérober dans les banques, à l’ancienne, en sautant, cagoulé, de l’autre côté du comptoir : « Fais pas l’con, mets ce putain de fric dans ce putain de sac ! » ?

Poser le pied sur le caillou du magasin obscur, nulle lumière, ni en vitrine ni à l’intérieur ? Un écriteau sur la porte : Victime de la concurrence sauvage des sites de vente en ligne, la librairie est au regret de fermer définitivement.

Poser le pied sur le caillou de la scène malencontreusement aperçue au travers de la vitrine ? Le libraire enlacé par une femme blonde en tailleur noir, un enfant rieur accroché à chacune de ses jambes, un garçon pour la droite, une fille, un peu plus jeune, pour la gauche ?

Notre écrivain voit se profiler derrière ce troisième caillou toute une perspective d’autres, plats et stables, pour une romance en bonne et due forme : fuite, désespoir, amies consolantes, rencontre surprise ou arrangée, explication, réconciliation…

C’est décidé : notre écrivain pose le pied gauche sur le troisième caillou.

Cela fait une semaine qu’elle n’a pas quitté son tee-shirt blanc, et son jeans sans formes. Une semaine qu’elle n’a pris ni douche ni shampoing. Les ballerines marron disparaissent, au pied du canapé, sous les Kleenex usagés, les boîtes de surgelés déchirées, les pots de glace renversés, les lasagnes moisies. Une semaine qu’elle ne répond ni à la sonnerie du téléphone ni à la sonnette de l’interphone. Mais, si mêmes les meilleures choses ont une fin, les plus gros chagrins d’amour doivent bien en avoir une aussi ?

On sonne à l’interphone. Cette fois-ci elle répond.

C’est le livreur de pizzas. Avec une Vezuvio, une part de cheese cake, coulis mûre, une canette de Coca Cola light.

La vie reprend ses droits et le livreur est le héraut qui l’annonce.

Les chagrins d’amour finissent bien en général.

Elle descend l’escalier, entrouvre la porte, tend le bras pour attraper le carton que le livreur lui tend à deux mains.

Trop court, il manque quelques centimètres pour qu’elle puisse se saisir du carton.

Le livreur, stoïque comme un Horse Guard, ne semble pas décidé à faire un pas en avant vers elle. Peut-être son patron leur a-t-il dit qu’il faut laisser le client s’avancer pour qu’il réalise son désir de pizza.

Alors, elle risque une tête hors de l’encadrement de la porte.

Elle ne peut s’empêcher de glisser un œil périscope vers la gauche. Subrepticement.

Ce, juste au moment où le libraire, toujours victime de ses tocs, vérifie que le pêne est bien enclenché dans la gâche en secouant trois fois la porte.

Leurs regards se rencontrent, s’accrochent, s’ancrent.

Deux statues de sel, deux momies pompéiennes se dévisagent, se scrutent, les yeux dans les yeux.

Les yeux échangent des mots de reproches, des mots d’incrédulité et de colère.

Le libraire va-t-il se précipiter vers elle, supplier une explication ?

Va-t-elle se transformer en hyène ? Lui écrasera-t-elle la main en claquant la porte de l’immeuble ? La poursuivra-t-il dans l’escalier ? Le livreur devra-t-il s’interposer, au risque de faire tomber son carton ? Son patron ne lui a sans doute rien dit sur la gestion de ce genre de situation.

La tempête passée, le quiproquo va-t-il être levé, la vérité révélée ? La sœur, chérie depuis l’enfance, de passage à New York, le neveu et la nièce adorés, la place occupée auprès des trois à la mort du mari et du père. Tout cela va-t-il finir dans des larmes, mais de bonheur cette fois ? Dans des larmes de rire aussi ?

Inutile de te poser ces questions, rigole Max Thorat venu rendre visite à notre écrivain. Regarde, ajoute-t-il en pointant du doigt le livreur de l’image et son carton tenu à deux mains.

Ce que pointe ce doigt frappe notre écrivain en plein cœur et en plein front à la fois, l’inonde de consternation, lui dévaste le corps et lui ravage l’âme.

Bref, ce que pointe le doigt de Max Thorat l’anéantit.

Elle sort de la douche, enfile un tee-shirt blanc, un jeans sans formes, des ballerines marron.

La tenue d’une célibataire bien décidée à passer sa soirée sur le canapé devant la télé.

On sonne à l’interphone. C’est le livreur.

Elle lui répond qu’elle descend.

Lorsqu’elle ouvre la porte en bas de l’escalier, le livreur se tient sur le trottoir avec la même raideur qu’un Horse Guard, mais un Horse Guard sans bonnet à poils, en uniforme marron de park ranger.

S’apprêtant à saisir le carton, elle perçoit une présence discrète à sa gauche.

Elle tourne la tête.

Un homme sort à reculons de la librairie qui jouxte l’entrée de son immeuble. Ce n’est pas le dernier client, c’est le libraire qui vérifie, sans doute en proie à un toc, si le pêne est bien enclenché dans la gâche en secouant trois fois la porte.

Lui aussi a perçu la présence de la femme.

La présence du livreur et de son colis aussi.

Il tourne la tête vers la femme et la regarde à son tour.

Leurs regards se rencontrent, s’accrochent, s’ancrent.

Elle ne lui sourit pas ; elle ne lui sourira pas.

Il ne lui sourit pas ; il ne lui sourira pas non plus.

Dans son regard, à elle, la honte.

Dans son regard à lui, le reproche.

Le colis remis, le pourboire en poche, le livreur d’Amazon remonte dans son fourgon.

* * * 

 

Author: François Marie Ferré

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